L’histoire se situe dans un petit village de Kabylie en Algérie au tout début du XXème siècle. Amer, enfant du village, s’exile en France pendant quinze ans. Loin de son pays natal, accueilli par une petite communauté d’hommes originaires du même village que lui, il découvre le monde des mines de charbon. C’est là qu’a lieu un premier drame : son cousin meurt dans un accident au fond de la mine. Amer est accusé du meurtre. Même s’il parvient à se dédouaner auprès de ses compagnons en France, il n’en est pas de même au village. Après l’accident, Amer est fait prisonnier lors de la première guerre mondiale puis revient à Paris où il retrouve la fille cachée de son cousin décédé, fille issue d’une union illégitime entre le dit cousin et une française, Marie. Amer épouse Marie et tous deux décident de retourner s’installer au pays.
Mon avis :
Mouloud Feraoun se livre dans ce roman à une description de la culture et de la mentalité kabyles. On se retrouve totalement immergé au sein de cette communauté villageoise. On en apprend les règles, les coutumes, la dureté de la vie mais surtout l’importance fondamentale des deux éléments de base de la culture kabyle : la terre et le sang.
Au village, on vit essentiellement de la terre cultivée par les fellahs : les paysans. La terre et la paire de bœufs pour le labourage représentent toute la fortune des familles kabyles. Le rang et la place accordée à une famille au sein de la communauté sera fonction du nombre et de la qualité des terres qu’elle a en sa possession mais aussi fonction de l’honneur. L’honneur est un autre critère primordial , tout membre d’une famille se doit de se comporter de façon irréprochable, il en va de la réputation de la famille. Mouloud Feraoun nous montre ainsi l’importance des liens du sang : Slimane devra venger le meurtre de son cousin mort à la mine en France et pour cela il doit verser le sang du meurtrier. Pourtant, on se rend compte que ces liens peuvent se distendre à tout moment. La mère de Amer sera ainsi abandonnée de sa propre famille et de celle de son mari.
Mouloud Feraoun nous explique donc le rôle de la femme dans une famille kabyle. La femme reflète l’honneur de son mari, elle doit bien se comporter, ne pas accorder d’intérêt aux autres hommes, ne pas sortir de chez elle sauf pour les travaux des champs, doit surveiller son langage, doit bien s’occuper de son foyer. Ce sera donc tout un dilemme dans le cœur de Chabha qui s’éprend de Amer. Amer est marié à Marie et Chabha est la femme de Slimane. Une histoire d’amour naîtra entre eux deux mais dans le village tout se sait. Les faits et gestes de chacun sont épiés et discutés. Personne ne peut échapper à la rumeur au village. Et c’est tout l’honneur d’une famille qui est en jeu.
On s’aperçoit aussi avec effroi des manigances sans scrupules des vieilles femmes qui s’immiscent dans la vie de leurs enfants avec en général un seul but : perpétuer l’héritage. Ainsi on n’hésite pas à jeter le mari d’une femme stérile dans les bras d’une autre pour avoir un héritier, pour que la terre reste propriété de la famille.
Hormis l’amour entre Chabha et Amer, j’ai été étonnée de constater le peu de cas que l’on fait du sentiment amoureux dans la société kabyle de l’époque. J’ai aussi compris beaucoup de choses quant à mon expérience personnelle. En effet, je suis partie à plusieurs reprises en Kabylie, je ne comprenais pas l’acharnement qu’on mettait à vouloir me faire porter la tenue traditionnelle et pourquoi on m’interdisait de me promener seule dans le village.
J’ai d’abord été choquée par la dureté de la mentalité des kabyles décrits dans ce roman puis au fur et à mesure, grâce au talent et à l’habileté de Mouloud Feraoun, on comprend tout.
J’ai été profondément touchée par tous ces personnages, tous humains, confrontés à leurs devoirs, à leur honneur, aux convenances tout en combattant et refoulant leurs sentiments et leurs pulsions du mieux qu’ils peuvent.
Je me suis sentie touchée aussi par Marie, la tharoumith, qui a du se conformer à la vie kabyle luttant contre sa condition d’étrangère. Et je sais à quel point il est difficile de savoir comment se comporter au milieu de personnes qui n’ont pas la même culture, les mêmes mœurs, à quel point la barrière de la langue peut être source de malentendus et d’incompréhension.
Tout cela est décrit à merveille par Mouloud Feraoun dans ce roman somptueux à la plume douce et délicate mais réaliste. Le roman est composé de plusieurs chapitres de quelques pages chacun, l’auteur nous avertit en tout début de récit que ce dernier est inspiré de faits réels. Il y traite donc de plusieurs thèmes : l’honneur, la famille, la vengeance, l’exil …
Attention je spoile : J’ai été surprise de cette ironie du sort qui fait que Amer, considéré coupable du meurtre de son cousin dans une mine, soit tué lui aussi dans une mine et apparemment avec préméditation : Slimane se serait enfin vengé mais il y laisse la vie également. La terre donne la vie, donne le sang mais le reprend aussi. Finalement, la terre a la primauté sur le sang.
J’ai rarement ressenti un tel plaisir de lecture. Ce roman est digne d’un Zola ou d’un Maupassant.
Assurément je lirai les autres romans de Mouloud Feraoun. En tout cas, celui-ci est un énorme coup de cœur et restera sans nulle doute parmi mes préférés.
Quelques mots sur l’auteur :
Né à Tizi Hibel en Kabylie en 1913, Mouloud Feraoun a été enseignant puis inspecteur des centres sociaux. Il est mort assassiné à Alger le 15 mars 1962 par un commando de l’OAS pour avoir affirmé publiquement ses opinions vis-à-vis de la colonisation reprochant aux français leur comportement méprisant à l’égard des algériens. Selon lui, si les deux peuples avaient appris à se connaître, tout aurait été différent. C’est en tout cas, un bel enseignement sur la vie des kabyles qu’il nous offre dans La Terre et le Sang publié en 1953.
Cette lecture entre dans le cadre du Challenge International organisé par Misss-bouquins.